Renouer avec le trouble en Sciences de la santé par la Médecine narrative

16 Mai 2024 | DOSSIERS | 0 commentaires

Résumé

La médecine narrative cherche à réintroduire une approche réflexive et sensible du soin en enseignant aux étudiants en santé l’importance du récit dans l’expérience vécue de la maladie. Alors que la biomédecine s’est concentrée sur les preuves scientifiques, la médecine narrative souligne l’épreuve personnelle de la maladie pour les patients et les soignants. Les cours de médecine narrative au Collèges Science de la santé de l’Université de Bordeaux s’appuient sur des principes pédagogiques spécifiques, notamment la réactivation de l’expérience sensible, l’accent mis sur l’interprétation, l’encouragement à la créativité, et l’exploration de nouvelles perspectives. La discipline vise à former des professionnels de santé plus attentifs, empathiques et capables de comprendre la complexité humaine de la maladie.

 

« Principes pour le développement d’un esprit complet :
Étudier la science de l’art.
Étudier l’art de la science.
Développez vos sens. »
Léonard de Vinci

 

Enseigner la médecine narrative

 

La médecine occidentale a vécu un tournant fondamental par la mise en place de la médecine expérimentale, notamment avec la figure centrale de Claude Bernard. L’abord de la maladie par la physiologie, a permis de laisser derrière elle croyances et préjugés pour adhérer pleinement au modèle scientifique de la biomédecine (1). Cette biomédecine a permis des avancés cruciales des thérapeutiques et de son efficacité sur le cours évolutif des maladies. Mais ce tournant a eu également une incidence tant sur le plan des pratiques que sur celui des discours puisqu’il a pu réduire l’intérêt de la médecine pour la question de l’épreuve vécue de la maladie, par le patient, les soignants et les aidants. La maladie n’appartiendrait plus au vivant et basculerait alors dans le monde du laboratoire. Dit autrement, en intégrant le régime de « la preuve » scientifique, la médecine risque d’oublier « l’épreuve » vécue et partagée de la maladie, alors même que le soin lui est indéfectiblement lié.

La médecine narrative a pour objet et but de réintroduire une approche rigoureuse, réflexive et sensible, par le recours à la littérature, l’épreuve du vécu de la maladie dans l’enseignement du soin aux étudiants en santé (2). Champs disciplinaire apparu il y a une vingtaine d’années par les travaux de Rita Charon à Columbia University (3), la médecine narrative considère le récit et la narrativité comme support possible pour faire atterrir le souci de soi dans le contexte médical afin de réinvestir le soin comme démarche d’accompagnement relationnel (4, 5).

Depuis 2021, des enseignements de médecine narrative sont dispensés au Collège des Sciences de la santé de l’Université de Bordeaux dans le cadre du deuxième et troisième cycle des études médicales, mais également de l’Institut Universitaire des Sciences de la Réadaptation (IUSR) (6). Les principes pédagogiques qui ont été mis en œuvre pour ces enseignements ont été murement réfléchis au regard des enjeux épistémologiques, éthiques et politiques, ainsi que la place de la littérature au regard de la clinique.

 

Quels enjeux pour une formation de médecine narrative ancrée dans un Collège des Sciences de la santé ?

 

Depuis l’effort de conceptualisation de la discipline réalisé à Columbia (3), la médecine narrative s’est diffusée essentiellement sur un versant pédagogique, puisqu’il s’est agi de former les soignants et futurs-soignants à des compétences narratives :

Les médecins ont besoin d’acquérir, en même temps que leur savoir scientifique, une expertise au niveau de l’écoute, pour comprendre au mieux les difficultés extrêmes de la maladie, pour rendre hommage au sens des récits de leurs patients sur la maladie et pour être émus par ce qu’ils constatent afin qu’ils puissent agir dans l’intérêt de leurs patients. p.30 (3).

La médecine narrative propose une passerelle entre les sciences humaines et sociales et les sciences de la santé. Elle s’inscrit de plain-pied dans le domaine des humanités en santé mais en donne une nouvelle approche. En effet, elle ne propose pas seulement des connaissances en sciences humaines, mais aussi une pratique clinique dans une approche pragmatique. Cet enjeu épistémologique de la médecine narrative est donc à appréhender à l’aune du pragmatisme de John Dewey (7). Les questions cliniques sont ainsi observées à travers la perspective de la littérature, dans un travail de lecture et d’écriture des étudiants qui constitue en soi une expérience. Les connaissances théoriques de la médecine narrative sont alors acquises à travers des processus sensibles.

Cette approche sensible de la clinique soulève des enjeux éthiques et épistémologiques abordés par le champ de l’éthique narrative (8). L’apprentissage de l’accueil du récit du patient par les étudiants permet de redonner à la personne sa dignité en le réinscrivant dans son histoire de vie. Comme le souligne Oliver Sacks :

Pour ramener le sujet humain – le sujet humain affligé, luttant, souffrant – au centre du débat, il nous faut approfondir l’anamnèse jusqu’au récit ou au conte : car c’est seulement là que nous avons à la fois un « qui » et un « quoi », une personne réelle, un patient confronté à la maladie – à la réalité physique. P.10 (9).

Le soin apporté aux patients se déroule dans les histoires qui en sont non seulement un medium mais aussi un vecteur : le récit participe du soin en tant qu’accompagnement, et il permet au soin d’atteindre son but, le rétablissement dans le cours de l’existence au-delà de la guérison.

Enfin, la réévaluation du récit de soi comme processus de subjectivation dans le soin que propose la médecine narrative soulève des enjeux politiques, puisque toute prise de parole en première personne dans un espace public et sa prise en compte constituent un geste politique (10). Ainsi, la présence de la littérature et des pratiques artistiques, l’importance dédiée à la réflexivité par les pratiques de soi, en font une discipline étroitement liée au politique, puisqu’elle favorise, à travers des pratiques narratives, le développement de processus de subjectivation. Cette dimension politique implique non pas de prendre parti mais de prendre position au sein du système de santé, non pas un militantisme mais un savoir situé qui prend en compte le monde habité et les personnes qui l’animent dans une approche écologique (11).

 

Quels sont les principes pédagogiques de l’enseignement de la médecine narrative ?

 

Renouer avec l’expérience sensible

La médecine narrative va chercher, par ses méthodes et les sujets qu’elle aborde, à faire renouer les étudiants avec l’expérience sensible. C’est le terrain clinique de la relation de soin, dans une perspective singulière et subjective, qui va être au cœur des réflexions phénoménologiques et des pratiques. Ainsi, les pratiques artistiques, et la littérature en premier lieu, vont constituer l’espace à partir duquel l’expérience sensible va être retravaillée : il s’agit, en quelque sorte, de faire « atterrir » l’expérience sensible désinvestie dans le cadre biomédical de la relation de soin, sur un terrain esthétique, à partir d’un travail sur les textes et les supports artistiques. Par le détour de l’expérience esthétique, le soin est appréhendé comme une expérience sensible où chacun perçoit, ressent et expérimente.

 

Travailler l’interprétation

Le geste central de la médecine narrative est fondé sur un geste herméneutique : celui de l’interprétation (12). Si le processus de raisonnement clinique constitue aussi une interprétation, afin d’identifier des patterns en lien avec des connaissances acquises, le geste d’interprétation enseigné par la médecine narrative, se situe au niveau d’une inventivité guidée par l’analyse poétique et esthétique (13). Il ne s’agit alors pas de pouvoir tout interpréter et d’interpréter n’importe comment, mais de permettre une analyse fine de l’histoire du patient. Ainsi, dans une perspective pédagogique, l’interprétation relève à la fois d’un savoir-faire mais surtout d’un savoir-être, qui par les outils littéraires amène une aisance face aux incertitudes et aux subtilités que requiert l’écoute de la parole d’une personne avec une maladie.

 

Travailler l’imagination

L’enseignement de la médecine narrative encourage à la création. Celle-ci s’exerce dans le travail de l’imagination par l’écriture, et dans une attitude valorisant une confiance en soi à travers l’expérience créatrice. Le travail de l’imagination, s’il constitue le fondement des exercices de création dans les ateliers de médecine narrative, est aussi important dans la pratique clinique car il permet d’exercer la proxémie et de comprendre l’expérience du patient : il consiste en la possibilité, comme le rappelle Hannah Arendt, de trouver la juste distance (14) :

Seule l’imagination nous permet de voir les phénomènes selon la perspective qui convient, de mettre à distance ce qui est trop proche afin de le voir et de le comprendre sans préjugé ni déformation, de franchir les abîmes de l’éloignement, jusqu’au moment où il devient possible de voir et de comprendre tout ce qui est trop éloigné comme une affaire familière. p.60 (14).

 

Nourrir une curiosité

Enfin, le dernier principe pédagogique de la médecine narrative porte sur une invite : se nourrir des marges afin de poursuivre un apprentissage et de préserver une attitude de découverte (15). En méditation pleine conscience, on nomme cette attitude « l’esprit du débutant ». Il s’agit non seulement de préserver une forme d’innocence disciplinaire feinte mais encore de préserver la joie de la découverte. Le franchissement des limites disciplinaires, des pratiques, permet d’enrichir les connaissances par le croisement des perspectives ainsi que dans une perspective de métissage, il ouvre à un développement heuristique.

 

Conclusion : Renouer avec le trouble

 

La littérature utilisée dans l’enseignent de la Médecine narrative n’a aucune fonction prédicative ni même propédeutique : elle ne sait pas ce qui doit être fait. Si elle peut être considérée comme un support pédagogique pour travailler le rapport au soin, elle constitue davantage un exercice en tant que tel, afin de développer une « esthétique de l’existence » (16) ; cette dernière est le résultat de l’ethos que tout soignant est invité à constituer au cours de sa formation. Le travail de la littérature peut, dans ce contexte, être un support important pour les étudiants en santé afin d’élaborer ce que devenir et qu’être soignant veut dire et quelle forme lui donner.

Aussi, le geste de la littérature est-il préservé dans la mesure où il invite le soignant à renouer avec le trouble et son épreuve (17), ce que valorise la littérature : refuser l’idée selon laquelle tout récit, sur le modèle du cas clinique, doit être univoque ; être capable d’entendre le malaise de l’ambiguïté et se familiariser avec cette zone critique du langage-malentendu ; trouver dans le silence un possible de la relation ; se tenir avec l’ambivalence tout en étant affecté par ce qu’elle suscite. L’ensemble de ces habiletés s’articule parfaitement avec les sept compétences génériques du clinicien identifiées par la conférence des Doyens pour les étudiants en médecine en second cycle. Les modalités pédagogiques de la médecine narrative peuvent en effet participer à :

  • Être « Acteur de santé publique » en tenant compte « des déterminants de la santé et de la maladie, y compris les aspects physiques, psychosociaux, culturels et spirituels »,
  • Être « Clinicien », « Communicateur », « Coopérateur » en tenant compte des représentations et « des compréhensions du patient et de son environnement éthique, culturel, socio-économique et familial », en développant « une capacité d’observation globale de la situation », par le biais « d’interactions efficaces fondées sur l’éthique et l’empathie » pour formaliser « une synthèse claire et pertinente de l’anamnèse, des données de l’examen clinique et des éléments contextuels »,
  • Et enfin être dans une démarche « Responsable », « Réflexive » et « Scientifique », en développant une « capacité d’auto-évaluation » et de « remise en question », afin « de se poser des questions pertinentes en situation réelle de soins et de prévention, en tenant compte du contexte clinique, institutionnel, légal et sociétal ».

En conclusion, l’enjeu pédagogique de la médecine narrative est de développer des habiletés cliniques chez les étudiants en santé en renouant avec l’expérience sensible à partir d’une approche pragmatiste qui valorise l’interprétation, la création et une culture in(ter)disciplinaire. Le travail de la littérature y est central puisqu’il constitue un véritable laboratoire esthétique ouvert sur l’expérience.

La médecine est souvent présentée depuis la figure d’Hippocrate comme un art. Le Serment d’Hippocrate du Collège des Médecins du Québec souligne en effet : « J’exercerai la médecine selon les règles de la science et de l’art et je maintiendrai ma compétence ». Dans Regarder, écouter, lire, Claude Lévi-Strauss nous aide à penser ce que ce mot signifie : « L’art s’insère à mi-chemin entre la connaissance scientifique et la pensée mythique ou magique ; car tout le monde sait que l’artiste tient à la fois du savant et du bricoleur » (18). Considérer l’étudiant en santé entre la position du savant et celle du bricoleur, pour lui permettre une certaine agilité, est ce que propose la médecine narrative par le travail sur les œuvres littéraires et plus généralement artistiques. Comme le rappelait récemment l’Académie Nationale de Médecine : « la pratique clinique repose sur la maîtrise d’un savoir hautement scientifique et technique mobilisé dans le contexte d’un dialogue entre deux êtres humains, chacun empreint de sa propre subjectivité » (19). En deçà des oppositions, la médecine narrative cultive donc le « à la fois », c’est à dire la possibilité du mouvement, de l’alternance et de l’association, afin de tenir simultanément un « entre » et un « écart » et discerner consécutivement des régimes de la clinique scientifique biomédicale mais aussi de la pratique sensible soignante.

Jean-Arthur MICOULAUD-FRANCHI / Isabelle GALICHON

Jean-Arthur Micoulaud-Franchi
Service Universitaire de Médecine du Sommeil, CHU de Bordeaux
UMR CNRS 6033 SANPSY, Université de Bordeaux
Chaire de Médecine Narrative, Hospitalité en Santé

Isabelle Galichon
Unité de Recherche PLURIELLES UR24142, Université Bordeaux-Montaigne
Chaire de Médecine Narrative, Hospitalité en Santé

 

Bibliographie

1 FOUCAULT, Michel, Naissance de la clinique, Paris, Presses universitaires de France, 2015
2 GALICHON, Isabelle, « La compétence du savoir-être dans le cursus médical – Élaborer un ethos de soignant par la médecine narrative », dans Anne-Marie Petitjean et Sylvie Brodziak (dir.), La littérature stéthoscope, Paris, Le Manuscrit, 2024
3 CHARON, Rita, Médecine narrative. Rendre hommage aux histoires des maladies, Paris. Sipayat, 2015
4 GOUPY, F.  et C. LE JEUNNE (dir.), La médecine narrative : une révolution pédagogique  Paris, Med-line, 2016, Éducation et socialisation [En ligne], 49 | 2018, mis en ligne le 4 juillet 2018, consulté le 12 mars 2023
5 DELORENZO, Christian, Pour un hôpital narratif. Un modèle de formation à la médecine narrative en milieu hospitalier, thèse de médecine narrative, Université Paris Est-Créteil, 2022
6 GALICHON, Isabelle, « La littérature en médecine narrative, une expérience (du) sensible », Fabula/Les colloques (Pour une littérature du care), consulté le 15 septembre 2022, https://www.fabula.org/colloques/document8247.php?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=pour_une_litterature_du_care_publication_du_colloque_en_acces_libre_sur_fabula&utm_term=2022-09-13
7 DEWEY, John, L’art comme expérience, Paris, Gallimard, 2005
8 BRUNER, Jérôme, Pourquoi racontons-nous des histoires ? Paris, Retz, 2010
9 SACKS, Oliver, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Paris, Seuil, 1990
10 GILLIGAN, Carol, Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe ? Paris, Flammarion, 2019
11 LATOUR, Bruno, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017
12 CITTON, Yves, L’avenir des humanités. Économie de la connaissance ou culture de l’interprétation ? Paris, La Découverte, 2012
13 CHARON, Rita, Principes et pratique de la médecine narrative, Paris, Sipayat, 2020
14 ARENDT, Hannah, La nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990
15 LÉVI-STRAUSS, Claude, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962
16 FOUCAULT, Michel, L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Seuil, 2001
17 HARAWAY, Dona, « Savoirs situés », Manifeste cyborg et autres essais, Paris, Exils, 2007, p. 107-135
18 LÉVI-STRAUSS, Claude, Regarder, écouter lire, Paris, Plon, 1993
19 FALISSARD, Bruno, et al. Comprendre la place de l’irrationalité dans le soin : quelles conséquences pour la pratique et la formation des soignants ? Rapport de L’Académie Nationale de Médecine, 2024

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